LES ROCHERS VESPÉRAUX DE 1929 (AIMÉE)

ARRIVÉE EN VILLE : 23/07/2017

Elle vient d'avoir six ans, et c'est les vacances. L'école s'est finie il y a trois jours. Jocaste n'y va pas, car papa a besoin d'aide, maman aussi, et Jocaste n'a pas besoin de savoir lire et écrire pour faire des gâteaux. Les autres enfants, qui aiment les pâtisseries, viennent désormais à n'importe quelle heure de la journée, ils ont des petites voitures ou des poupées à la main, qu'ils s'empressent de tâcher de chocolat. Qu'est-ce qu'elle donnerait, Jocaste, pour avoir une poupée bien à elle, et pouvoir jouer avec ! Oh non, elle aimerait un ami. Une amie. Quelqu'un. Toujours. Pour toujours. À la place elle a la pâte à pain à frapper avec ses petites mains et la confiture à tartiner, le caramel à faire fondre. Alors elle pétrit, tartine, fond. Et attend. Elle attend la nuit. Car cette nuit, tout sera mieux que les jouets et les peluches, les froufrous et les contes de fées. Ce soir, elle retrouvera Aimée. La douce Aimée. Qui ne l'a jamais oubliée, qui est toujours là, à chaque nuit chaque après midi de chaque vacance. Avec bonheur. Et joie. Et Jocaste oublie que les jours sont laids.
Ce soir, elle ne s'est pas trop habillée. Elle a juste gardé sa chemise de nuit blanche. Elle a mis ses petits souliers en bois, mais pour descendre de la rue, elle les a gardés à la main, sinon maman allait se réveiller et c'en serait fini de la soirée. Elle a pris des caramels pour elles deux, cachés dans une doublure de sa chemise, et aussi une barrette trouvée dans un pot de fleur pour Aimée (elle aurait aimé mieux, mais elle n'a pas...).
Dans la rue, elle court, ses sabots de bois claquent contre le pavé, mais on s'en fiche, tout le monde dort. Elle ne s'arrête pas, ses boucles dorées dans l'air frais, son souffle coupé, habitué aux caprices de l'enfant. Elle court, et c'est tout.
Et, une fois les pieds dans l'eau, perchée sur les rochers, elle respire.
Et Aimée sera là.

ARRIVÉE EN VILLE : 28/07/2017

papa fait des sons graves et gras
on dirait qu'il s'étouffe.
maman joue à cache cache.
elle s'est cachée dans le bureau.
elle pousse des couinements aigus.
elle respire drôlement fort d'ailleurs.
aimée devrait aller voir.
mais elle est distraite.
papa rigole très fort.
il rigole fort avec un monsieur.
cachée derrière la porte du salon,
à genoux derrière le panneau de bois,
elle espionne.
il boit un truc rouge
ça ressemble à du sang foncé.
et son nez aussi est rouge
et ça, ça la fait glousser.
heureusement elle cache sa bouche
ave la paume de sa main.
et puis
elle sent que quelqu'un la soulève
en la prenant par les aisselles.
elle bat des jambes et tourne la tête.
c'est gina,
la cuisinière.
gina elle ressemble
aux mamans gentilles
dans les films du cinéma
tout en formes rondes
avec des joues qu'on a envie de pincer.
elle la porte jusqu'à la cuisine
en lui faisant signe de rester silencieuse
c'est l'heure, qu'elle lui dit.
les petites chaussures cirées resteront
au fin fond de leur placard.
pieds nus,
les poches de son gilet en laine
pleines de petites choses.
des tartines et un petit pot de confiture,
dans une boîte fermée.
elle court la petite
elle court dans toute la ville
ses parents ne sauront rien.
elle grimpe sur les rochers
agilement
elle connaît la route par coeur
même si elle ne la fait que l'été.
jolie jojo !
jojo la plus jolie princesse !
elle cherche dans sa minuscule valise
elle fouille dans les tartines
et elle sort des petits bas de coton fin
et un ruban de soie pour ses cheveux
qu'elle met dans ses boucles blondes

ARRIVÉE EN VILLE : 23/07/2017

Aimée !!
Un tel soulagement, qu'Aimée (son Aimée) soit là, qu'elle soit venue. Et le ruban qui glisse contre les boucles est très doux, très beau, très naturel. Un ruban pour une petite fille. Et Aimée qui dit qu'elle est une princesse. La plus jolie. Curieusement, ça la fait un peu rougir. Jocaste sort la barrette de sa poche, sous la nuit, on pourrait croire que non, elle n'est pas rouillée, juste couleur cuivre, couleur ailleurs.
Pour toi.
Elle lui montre, bien éclairée sous la lune, le présent de pacotille. Il fait tout neuf. Il est tout propre (elle l'a astiqué toute une nuit pour le faire reluire, si bien qu'au final, il brillait pas mal). Pour attacher le bijou dans les cheveux de son amie, elle doit se mettre sur la pointe des pieds, au bord des rochers. Les pierres ne lui font pas de mal. Du bout des doigts, elle prend une mèche (une rebelle, elle revient toujours devant les yeux d'Aimée), et l'attache, comme elle peut, mais assez bien. Parées comme des demoiselles, elles se sourient et sous la lune se tiennent la main. C'est digne d'un tableau de Van Gogh, dirait maman, mais qu'est-ce qu'elle y connaît, à Van Gogh, elle qui ne sait pas reconnaître un bateau d'une barque ?
Tu me racontes une histoire ?
A la maison, on ne racontait jamais d'histoires. On en connaissait peut-être pas, on n'avait pas envie d'en raconter. Sans doute. Les seuls récits que Jocaste connaissaient, c'était les contes héroïques de feu grand père pendant la Grande Guerre. Pas de quoi grimper aux rideaux. Avec Aimée, on s'évadait. Tantôt, elles étaient de grandes reines célèbres que tout le monde admiraient, ou bien de terribles princesses en danger. Parfois, elle se glissaient dans la peau de prisonnières en détresse. Et, même, dans les plus terribles moments, elles devaient embrasser une grenouille. Mais la grenouille se transformait toujours en prince, bien heureusement (sinon, croyez bien que Jocaste aurait accepté !). Aujourd'hui, elle se sentait d'humeur aventurière.
Une histoire de pirates ?
A Noveciano, il y avait toujours eu beaucoup de pirates, ils étaient tous recherchés, mais personne ne les trouvait. De toute façon, ceux qui n'étaient pas dans la piraterie étaient amis avec les autres. Comme papa. Papa connaît des pirates. Ils viennent de temps en temps à la pâtisserie, et ils lui offrent toujours un cadeau. La dernière fois, c'était un livre de contes, mais maman l'a confisqué. Jocaste sait où il est rangé. Mais ne sait pas déchiffrer ce qu'il y a dedans. Raison de plus pour demander à Aimée de lui raconter une histoire.
Soudain, un crabe. Il est énorme (c'est un tourteau, dirait le poissonnier, mais le poissonnier n'attrape jamais de tourteau). Avec de gros yeux. Juste devant elles, et, à leur instar, il a l'air de marcher sur l'eau, car il est posé sur les rochers. Les pinces dans la mer. Il les regarde.
Oh, un tourteau ! qu'elle dit, Jocaste, en s'approchant. Il est vraiment très beau.

ARRIVÉE EN VILLE : 28/07/2017

elle tient la main de son amie
fort.
elle lui a manqué.
elle aime jocaste plus que tout.
et elle ne pense pas
au terrible moment
où gina viendra la chercher
lui dira de rentrer.
non. elle ne pense qu'à la jolie barrette
qui retient ses cheveux en arrière.
on dirait un trésor antique
un trésor de pirate.
et puis jojo veut une histoire
jojo veut toujours des histoires
et quand aimée raconte
elle a l'impression d'être une grande
et d'avoir vécu des tas de choses
et de les raconter à ses enfants.
plus tard elle aura plein d'enfants
ce seront ceux d'un prince charmant.
il y aura gina
-parce que la cuisinière est douce-
livio
lisandre
madeleine
et jocaste.
oui.
ce sera parfait.
on était deux filles pirates
mais les garçons pirates ils voulaient pas
ils disaient
oui mais les filles ça peut pas être pirate.
mais on était les meilleures !
et le dieu pirate il nous protégeait toujours !
et un jour
on a trouvé un gros trésor
sous la statue d'une jolie madame
toute blanche.
y en a une
de statue toute blanche,
à l'école.
elle me fait un peu peur.
elle tient un bébé dans ses bras.
paraît que c'est jésus.
et du coup, on avait notre trésor
et on remerciait le dieu pirate,
quand un vilain pirate
nous l'a volé dans la nuit !
ah, on était énervées.
on a dit,
ce méchant pirate,
je vais le tuer !
elles ne savent rien
de la vie qui les attend
et elles ne savent pas
à quelle point l'histoire est vraie.
aimée trottine derrière jocaste
un peu moins habile.
il n'y a pas de rochers à l'école.
elle hurle face au crabe
elle n'en a jamais vu
pas entier
pas vivant
pas de si grosses pinces
-pourtant à midi
elle en a dégusté avec délectation-
elle sautille
elle tremblouille.
jojo, jojo
attention !
on a qu'à dire
qu'il ressemblait à ça,
le méchant pirate
il a l'air méchant
ton tourtereau.

ARRIVÉE EN VILLE : 23/07/2017

Plus tard Jocaste se souviendra de l'histoire d'Aimée. Et elle se dira que, si son amie avait raconté autre chose, en seraient-elles là ? Peut-être, mais pour l'heure, elles étaient les proies d'un horrible tourteau.
Pas un tourtereau ! Les tourtereaux c'est les amoureux !
Et le tourteau que voici n'avait pas l'air si... passionné. Jocaste sursauta quand Aimée hurla. Elle ne hurlait jamais, d'habitude ! Elle lui adressa un regard de reproche, car même la nuit, on pouvait les surprendre, et ce serait bien dommage. Puis, doucement, en fendant la surface froide de l'eau salée, elle s'avança vers le tourteau, et avant qu'il ne s'enfuie, elle l'attrapa comme les marins lui avaient montré, et s'avança vers Aimée, terrorisée par le gros crabe. Puis elle se pencha, tout en tenant le monstre qui se tortillait comme un diable d'une main. De l'autre elle cherchait une grosse pierre pointue, il y en avait beaucoup, ici, et elle en choisie une comme il fallait.
En as-tu déjà goûté ? C'est excellent, si on sait s'y prendre.
Jocaste pris son courage à deux mains, adressa une prière à dieu et deux trois mots aux pirates, aux morts pendant la guerre et à elle même, puis, concentrée, planta la pointe de la pierre entre les deux yeux du crabe, côté ventre, où se trouve le cerveau. Ainsi finit la vie du tourteau tourtereau. Et Jocaste à six ans tuait un crabe. Elle le tendit à Aimée.
Mort, il ne te mangera pas, car c'est toi demain qui en mangera...
Grand sourire. Fière, qu'elle est, sous la lune. Mais Aimée avait toujours l'air si horrifiée.
Il était une fois deux femmes pirates.
Ces deux femmes étaient si courageuses qu'elles mangeaient du crabe.
Elle sourit. Lâche la pierre et prend la main d'Aimée. Pose le tourteau dedans.
Sous la grande voûte étoilée, jamais pirates n'ont été si courageuses.

ARRIVÉE EN VILLE : 28/07/2017

la petite princesse fronce le nez
en entendant le choc de la pierre
contre le crabe
c'est presque caoutchouteux.
elle regarde ailleurs.
elle ne veut pas s'en approcher
il pourrait lui sauter à la figure
et lui enlever les yeux.
berk.
alors quand son amie se rapproche
sans lâcher la bestiole
aimée fait un pas en arrière.
elle a peur de tout.
elle n'aime que les humains.
les humains sont gentils.
ils ne vont pas essayer
de lui sauter à la figure
pour lui arracher les yeux.
elle se laisse faire, cependant.
parce que si jocaste a dit que c'était du courage
alors elle veut être courageuse.
elle se laisse faire
c'est assez lourd
ça la fait rigoler.
d'un coup elle devient plus légère.
on aura qu'à le manger
avec les tartines.
je les ai mises dans ma petite valise.
et tant pis pour la confiture
jojo pourra repartir avec
les pots miniatures étant bien fermés.
le sucre coûte cher.
aimée regarde la lune,
prend un air pensif.
tu crois que le dieu pirate
il vit dedans la lune
et que c'est pour ça
que les pirates
ils vont toujours en pleine nuit,
tout droit vers la lune ?
si maman l'entendait
ou madame vincensini
son institutrice,
ou mère lisandrina
elle se prendrait des tapes sur les mains
il n'y a qu'un seul dieu
et c'est jésus.
mais dans sa petite tête
il y en a beaucoup des divinités.
-jojo en est une.
c'est la déesse du caramel.-

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